Devoir de vigilance et droits humains à l’heure des premières mises en demeure: les entreprises sont-elles sur la bonne voie?
Compte-rendu du déjeuner-débat, 13 Novembre 2019, Paris
La loi française sur le devoir de vigilance, adoptée en février 2017, a donné lieu à plusieurs mises en demeure. Dans ce contexte, nous avons souhaité réunir des entreprises soumises aux obligations portées par cette loi afin de faire le point sur le chemin parcouru, les difficultés rencontrées et les prochaines étapes de mise en place du devoir de vigilance.
Madame Julie Vallat, Vice-Présidente Éthique et Droits Humains de L’Oréal, a ouvert ce déjeuner-débat en rappelant les fondements du devoir de vigilance et son caractère à la fois flexible et évolutif. Au même titre que les outils législatifs adoptés dans plusieurs pays, la loi française sur le devoir de vigilance repose sur les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. Ceux-ci soulignent la nécessité d’identifier les impacts saillants des entreprises sur les droits humains et l’importance de traiter en priorité les atteintes les plus graves, selon un principe de réalité. Il s’agit d’évaluer les impacts de l’entreprise et de ses partenaires commerciaux sur les détenteurs de droits et parties prenantes potentiellement affectées.
En outre, les risques d’atteinte aux droits humains évoluent rapidement en fonction des régions et des activités, et de nouvelles problématiques émergent progressivement. Ainsi la réévaluation régulière des risques, la mise en place d’outils de pilotage transverses et de mécanismes de signalement accessibles à l’ensemble des parties prenantes sont indispensables.
Il est important de noter que la loi française sur le devoir de vigilance est un texte court, sans lignes directrices précises, dont le développement a peu impliqué les parties prenantes. En comparaison, le Modern Slavery Act britannique a fait l’objet d’un long processus de développement et de consultation des parties prenantes et a donné lieu à un ensemble de recommandations. Par ailleurs, le décret d’application de la loi française n’ayant jamais été publié, les ONG ont pris les devants en définissant ce qu’est une obligation de vigilance, dans l’attente d’une définition juridique et institutionnalisée.
Une majorité des participants considèrent que leur entreprise est sur la bonne voie, mais que le chemin à parcourir est long. Certains participants reconnaissent que la création d’une obligation légale a permis de réinterroger et de systématiser les pratiques. Elle a également servi de catalyseur pour permettre aux équipes de prendre conscience des enjeux et pour mobiliser les instances dirigeantes. Certains participants ont par ailleurs soulevé le pouvoir de levier que leur entreprise peut avoir dans un contexte international, afin d’encourager leurs tiers, et dans une moindre mesure les gouvernements, à évoluer sur le sujet des droits humains.
Depuis une décennie, différentes initiatives sectorielles et approches collaboratives se sont développées afin d’améliorer le respect des droits humains par les entreprises. Ces initiatives permettent de mutualiser les efforts et de partager les bonnes pratiques. Certaines, comme les Principes Volontaires sur la Sécurité et les Droits de l’Homme, regroupent à la fois des entreprises, des ONG et des États pour encourager le dialogue entre parties prenantes. D’autres associent des entreprises, des ONG, des investisseurs et des universitaires afin de réaliser des audits à plusieurs échelons dans la chaîne de valeur.
Parmi les difficultés rencontrées, les participants notent la nécessité de renforcer les évaluations de petits fournisseurs locaux dans les métiers de service par exemple, tels que les entreprises de nettoyage, qui n’ont pas les ressources pour mettre en place les processus adéquats. Par ailleurs, si tout le monde est convaincu de l’importance de respecter les droits humains, il reste difficile de fédérer l’ensemble des services pour mettre en œuvre l’obligation de diligence raisonnable.
Pour certains participants, la loi pourrait avoir des conséquences indirectes négatives pour les entreprises, notamment économiques. Lorsque l’évaluation d’un tiers montre des défaillances dans son approche des droits humains, la décision de rompre la relation commerciale avec ce tiers ou la décision de remédier aux manquements – aux frais de l’entreprise soumise à l’obligation du devoir de vigilance – peut avoir un impact économique important. Certaines entreprises ressentent également la pression de la concurrence internationale face à d’autres entreprises non-soumises au devoir de vigilance, notamment les plateformes de e-commerce. Les processus de décision qui impliquent de se retirer d’une relation commerciale ou d’un contexte sensible se font souvent au cas par cas et restent à clarifier. A l’inverse, une approche respectueuse des droits humains peut être un levier de performance pour l’entreprise, de bonnes conditions de travail améliorent la productivité et la qualité des services et produits.
La responsabilité de respecter les droits de l’homme au sens des Principes directeurs des Nations unies s’applique également à la relation d’une entreprise avec ses clients. Comment les prendre en compte, au même titre que les activités propres de l’entreprise et celles de ses fournisseurs ? Comment encourager l’entreprise à aller au-delà de la stricte interprétation de la loi sur le devoir de vigilance ? L’évaluation des clients intervient généralement lorsque les entreprises sont avancées dans le domaine. Selon John Ruggie, ancien Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la question des droits de l’homme, des sociétés transnationales et autres entreprises, la même perspective peut être utilisée pour l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise : celle-ci se doit d’utiliser son pouvoir de levier pour influencer ses partenaires commerciaux y compris ses clients.
Ces constats soulignent l’importance d’un « smart mix », qui combine des réglementations contraignantes et des démarches volontaires des entreprises en collaboration avec d‘autres acteurs de la société civile au plan international et national pour promouvoir le respect des droits humains par les entreprises. Ce débat est d’actualité. De nombreux États, tels que la Finlande, l’Allemagne ou la Suisse, ainsi que l’Union européenne, s’interrogent actuellement sur l’approche à adopter pour réguler l’activité des multinationales.
Enfin, quel peut être l’impact de l’opinion publique dans ce domaine ? Dans des secteurs tels que la grande distribution ou le textile, le consommateur demande davantage de transparence sur les produits qu’il achète. Les entreprises peuvent apporter cette transparence. Leur rôle peut également être d’informer et de sensibiliser les consommateurs, et de les inciter à consommer de manière responsable, à l’exemple des applications Yuka ou QuelCosmetic.
Il est nécessaire de prendre le temps de mettre en place des outils complets et efficaces. Les participants soulignent ainsi l’utilité des rapports et des benchmarks sur la mise en œuvre du devoir de vigilance des entreprises afin de se positionner. Au-delà de leur rôle de surveillance, les ONG pourraient également coopérer avec les entreprises afin d’identifier et de traiter en amont les sujets saillants liés aux droits humains.
Où en seront les entreprises dans cinq ans ? Les participants anticipent beaucoup de travail et une évolution vers un devoir de vigilance toujours plus exigeant. Ils espèrent que les droits humains feront partie intégrante de la conception et de l’évaluation de projets, en lien sans doute avec l’appétence des jeunes générations pour les sujets de responsabilité sociétale. La stratégie des entreprises devra ainsi être définie à partir de l’Humain et intégrer une coopération multi-sectorielle et multi-échelles.
Le point de vue de GoodCorporation
La pression juridique, sociétale et économique encourage les entreprises à prendre davantage en compte le respect des droits humains dans leurs activités et avec l’ensemble de leurs parties prenantes. Bien que la plupart des entreprises souhaitent éviter toute atteinte aux droits humains, cela peut être difficile dans un contexte international complexe. Les premières mises en demeure en application de la loi française sur le devoir de vigilance ajoutent une pression supplémentaire.
Le point de départ d’une diligence raisonnable en matière des droits humains consiste à identifier les risques saillants liés aux activités propres de l’entreprise, ses filiales et ses projets, aux zones géographiques dans lesquelles elles opèrent, et les risques liés à leurs tiers. Cela implique d’évaluer les pratiques sur le terrain en coopération avec les parties prenantes internes et externes. Les entreprises doivent ensuite mettre en œuvre des mesures d’atténuation de leurs impacts adaptées aux contextes d’opération et en ligne avec les standards internationaux des droits de l’homme. Suivre la bonne application de ces mesures est enfin primordial pour garantir l’effectivité et la crédibilité de la démarche. Cela est un travail de longue haleine, qui s’effectue progressivement, en mettant l’accent sur les activités et tiers à haut risque. Notre expérience nous montre que les entreprises ne pourront y parvenir sans l’implication continue des instances dirigeantes et des collaborateurs, et avec les ressources adéquates pour transformer l’engagement de respecter les droits humains en actions.